Revue de réflexion politique et religieuse.

Saint Tho­mas, le droit et la poli­tique : entre­tien avec Michel Vil­ley

Article publié le 21 Sep 1987 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Ces réflexions trouvent un écho inat­ten­du chez un auteur que connaissent les lec­teurs inté­res­sés à la phi­lo­so­phie du droit, le pro­fes­seur Michel Vil­ley. Dans le cou­rant de ce mois de mars doit en effet paraître aux Presses uni­ver­si­taires de France un livre inti­tu­lé Ques­tions de saint Tho­mas sur la Poli­tique et le Droit. II y a une rela­tion entre les pré­oc­cu­pa­tions qui viennent d’être expri­mées et cet ouvrage, non seule­ment par sa réfé­rence au Doc­teur Angé­lique, assez délais­sé depuis Vati­can II, mais sur­tout parce que Michel Vil­ley, à sa manière et de son point de vue d’u­ni­ver­si­taire fran­çais, touche en réa­li­té au cœur du sujet.

Pourriez‑vous nous expli­quer le titre de votre livre Ques­tions de saint Tho­mas sur le droit et la poli­tique ?

Je vais essayer de glo­ser ses dif­fé­rents termes, d’a­bord, le mot ques­tions. Ce qui m’a inté­res­sé dans la Somme Théo­lo­gique, c’est l’u­ti­li­sa­tion par saint Tho­mas de la méthode de la ques­tion, qui consiste à faire le tour de points de vue divers et à cher­cher une conclu­sion qui tienne compte de tous ces points de vue. Ce qu’ont oublié la plu­part de ses com­men­ta­teurs, tho­mistes, à par­tir du XVIe siècle.

Quant au droit et à la poli­tique, je n’ai envi­sa­gé que cette par­tie res­treinte de la Somme, sou­vent com­pa­rée à une cathé­drale dans laquelle sont repré­sen­tées bien d’autres choses que la vie du droit et de la poli­tique.

Com­ment situez‑vous ce livre par rap­port à d’autres déjà parus sur un thème ana­logue ? S’agit‑il d’un com­men­taire ?

II me semble que la plu­part des ouvrages rela­tifs à saint Tho­mas et la poli­tique, ou le droit, ont ver­sé dans quelque sys­té­ma­tisme. Par exemple, saint Tho­mas a été uti­li­sé au pro­fit d’une cause monar­chiste, comme ce fut le cas avec Jacques Mari­tain au moment de sa conver­sion, et aus­si bien en sens contraire : le même Mari­tain a fini par repré­sen­ter l’A­qui­nate comme un défen­seur des “droits de l’homme” et de la démo­cra­tie moderne.

En quoi la méthode de la ques­tion s’oppose‑t‑elle à l’es­prit de sys­tème ?

A l’é­poque moderne on s’est mis à bâtir des sys­tèmes que je qua­li­fie­rais volon­tiers de mono­lo­gués, qui sont l’œuvre d’un unique auteur et construits sur un point de vue uni­la­té­ral. Le mérite prin­ci­pal de saint Tho­mas me paraît être au contraire de faire le tour des ques­tions, grâce à la mul­ti­tude des opi­nions qu’il uti­lise, qu’il s’ef­force de conci­lier en tenant compte fina­le­ment de toutes.

Si l’on uti­li­sait aujourd’­hui cette méthode d’exa­men , ne risquerait‑on pas d’être un peu sur­pris, compte tenu de la très grande diver­si­té des posi­tions expri­mées, sou­vent dur­cies par les idéo­lo­gies ?

Les sources de saint Tho­mas, les auto­ri­tés qu’il dis­cute, sont déjà extrê­me­ment diverses, puis­qu’elles empruntent à l’an­ti­qui­té païenne, à Aris­tote, Cicé­ron, à Pla­ton même, et pas seule­ment à la Bible ou aux Pères de l’E­glise. Cela repré­sente des hori­zons de pen­sée mul­tiples. Cepen­dant, les auto­ri­tés choi­sies sont toutes anciennes, de manière à ne rien devoir à la mode. Le recours à des auteurs récents serait plus sus­pect de ce point de vue. Les auto­ri­tés rete­nues sont éprou­vées, puisque reçues par la tra­di­tion à tra­vers les siècles.

On peut sans doute aujourd’­hui en ajou­ter d’autres. Mais pas tel­le­ment, parce qu’au fond phi­lo­so­phi­que­ment les ques­tions sont tou­jours les mêmes. C’est l’une des agréables sur­prises que j’ai eues en lisant la Somme.

Vous avez cer­tai­ne­ment un regard bien­veillant. Serez‑vous sui­vi sur ce terrain‑là par beau­coup de monde ?

Je ne cherche pas à être sui­vi par beau­coup de monde.

Une objec­tion vient tout de suite : c’est celle du plu­ra­lisme, qui rend dif­fi­cile de mener une enquête du genre que vous évo­quez.

Le thème du plu­ra­lisme, qui est aujourd’­hui tel­le­ment pri­sé, est tout à fait dis­cu­table. Autant il peut être jus­ti­fié de tenir compte d’o­pi­nions diverses, parce qu’une même chose est aper­çue par diverses per­sonnes de points de vue dif­fé­rents, autant il importe de tenir qu’il n’y a qu’une seule véri­té, pas une plu­ra­li­té de “valeurs “. Si les valeurs sont plu­rielles, elles ne valent rien du tout.

Ce plu­ra­lisme ‑ d’o­ri­gine posi­ti­viste ‑ est un vice de notre temps. II rela­ti­vise tout. On accu­se­ra par exemple une pen­sée comme celle de saint Tho­mas d’être “occi­den­tale”. Je ne vois pas pour­quoi. Aris­tote, pas plus que les Pères de l’E­glise grecque, n’est “occi­den­tal”, et c’est d’eux que saint Tho­mas s’ins­pire. On doit pos­tu­ler qu’il existe une véri­té uni­ver­selle. Mais elle est dif­fi­cile à trou­ver, c’est pour­quoi il faut faire le tour de mul­tiples opi­nions diverses.

Pre­nez l’exemple d’une ques­tion abor­dée par saint Tho­mas, tou­jours actuelle, celle du meilleur régime poli­tique. Un phi­lo­sophe comme Aris­tote recon­nais­sait qu’il existe divers régimes, s’a­dap­tant à la diver­si­té des situa­tions : il voyait l’A­cro­pole oli­gar­chique, les cités guer­rières étant por­tées à l’ordre, et la Plaine plus démo­cra­tique, les cités vivant de l’a­gri­cul­ture pou­vant se per­mettre une plus large par­ti­ci­pa­tion des citoyens à la vie publique. II n’en a pas moins cher­ché un meilleur régime, ni tout à fait aris­to­cra­tique, ou démo­cra­tique, qu’il appe­lait le “régime mixte”. Je pense que cette conclu­sion, que saint Tho­mas a faite sienne, est encore valable aujourd’­hui.

Com­ment peut‑on espé­rer voir refleu­rir une méthode d’in­ves­ti­ga­tion qui pré­sup­pose la pos­si­bi­li­té d’at­teindre la véri­té, dans un monde d’où cette notion elle‑même est exclue ?

II ne fait aucun doute que nous vivons dans un régime cultu­rel pro­fon­dé­ment oppo­sé à celui dont jouis­sait saint Tho­mas au XIlle siècle. Le sens du dia­logue en vue de la recherche de la véri­té s’est per­du. On a vou­lu trop vite se croire en pos­ses­sion de la véri­té alors qu’on construi­sait un sys­tème sur ses propres pré­ju­gés. C’est vrai des pro­phètes de tous les “ismes “.

Le dog­ma­tisme a conduit à l’ag­nos­ti­cisme. En pré­sence de sys­tèmes affir­mant tous leur véri­té abso­lue, tous construits déduc­ti­ve­ment, se pré­sen­tant comme scien­ti­fiques, et devant les contra­dic­tions de ces sys­tèmes, on s’est jeté dans le scep­ti­cisme. Ain­si, la culture moderne me paraît viciée par un excès de dog­ma­tisme, carac­té­ris­tique des grands sys­tèmes du XVl­le­-XVllle siècles, et, par réac­tion, par une pous­sée d’ag­nos­ti­cisme.

Voulez‑vous pré­ci­ser ?

Je suis per­sua­dé que la culture moderne a per­du en aban­don­nant la méthode sco­las­tique. Et elle l’a per­due au pro­fit de construc­tions sys­té­ma­tiques. Avec elle a dis­pa­ru le goût dune phi­lo­so­phie spé­cu­la­tive, qui se borne à trai­ter de l’u­ni­ver­sel, sans vou­loir à tout prix débou­cher sur des solu­tions pra­tiques et par­ti­cu­lières. Je crois que l’une des grandes dif­fé­rences entre saint Tho­mas et les tho­mistes du XVIe siècle qui ont affec­té de le suivre est que ceux‑ci étaient prag­ma­tiques, en morale (les fameux casuistes qui furent une cible de Pas­cal), comme en poli­tique, pour défendre l’ordre éta­bli. Saint Tho­mas, à l’in­verse, pou­vait dire en géné­ral ce qu’é­tait le meilleur régime, ou le droit, sans dic­ter de solu­tions concrètes, car celles‑ci doivent être rela­tives aux situa­tions par­ti­cu­lières qui échappent au regard du phi­lo­sophe. II faut remar­quer que son atti­tude est bien éloi­gnée de nos mœurs, la plu­part de nos phi­lo­sophes tenant à s’en­ga­ger, comme Sartre. La culture moderne a reje­té la sco­las­tique sans la com­prendre. Beau­coup de tho­mistes ont fait de même.

La ten­ta­tive d’une jonc­tion entre le per­son­na­lisme et la pen­sée de saint Tho­mas est‑elle une illus­tra­tion de ces sortes de défor­ma­tions ?

Oui, c’est cer­tai­ne­ment l’un des sec­teurs où saint Tho­mas me paraît avoir été tra­hi. On a uti­li­sé un petit nombre de textes de la Somme théo­lo­gique rela­tifs à la notion de per­sonne, telle que Boèce la défi­nis­sait à pro­pos de la Sainte Tri­ni­té, comme être ration­nel. On tire de là toute une théo­rie de la digni­té de la per­sonne, d’où l’on a ensuite pré­ten­du déduire une série de droits “de l’homme”. Telle n’é­tait pas la pers­pec­tive de saint Tho­mas, qui, le plus sou­vent, n’emploie le mot per­sonne qu’au plu­riel (il n’y a pas la per­sonne humaine, mais des per­sonnes, divines ou humaines). Le droit est, pour saint Tho­mas, un art qui règle des rap­ports entre des per­sonnes. Aucun droit ne peut être déduit d’une per­sonne, iso­lé­ment car le droit est rap­port, et non facul­té d’un indi­vi­du iso­lé. Chez saint Tho­mas, la notion d’ordre com­mande à la science du droit. II l’emprunte à la pen­sée grecque autant qu’à la Bible. Le monde est ordon­né, et le droit, dans son sens le plus géné­ral, s’i­den­ti­fie à cet ordre rela­tion­nel.

Ce que j’a­vais dit des droits de l’homme vaut contre le “per­son­na­lisme”. Je suis tout prêt à recon­naître la digni­té et l’é­mi­nence de ce qu’on appelle la per­sonne humaine. Mais uti­li­ser cette notion de per­sonne dans le droit, là où il s’a­git de mesu­rer des rap­ports entre per­sonnes au plu­riel dans un groupe social, conduit à des absur­di­tés. II est aber­rant de recon­naître offi­ciel­le­ment aux syn­di­qués d’Electricité de France le droit de pri­ver de cha­leur et de lumière une popu­la­tion entière, parce qu’on a déduit le droit de grève de la digni­té du seul tra­vailleur.

Autre exemple : les juristes modernes conçoivent le contrat comme pro­duit de l’é­change des volon­tés. Toute pro­messe à laquelle sous­crit un indi­vi­du est cen­sée pro­duire une obli­ga­tion, comme dans les contrats de tra­vail léo­nins du XIXe siècle. L’ou­vrier devait tra­vailler qua­torze heures par jour pour un salaire de misère, mais cela était consi­dé­ré comme juste parce que l’ou­vrier l’a­vait accep­té.

Au contraire, la vision de saint Tho­mas, qui reprend celle des Grecs et des Romains, est réa­liste. Le contrat est une opé­ra­tion d’é­change dans laquelle il importe de veiller à la rela­tive éga­li­té des pres­ta­tions en tenant compte d’une mul­ti­tude de fac­teurs, et non pas seule­ment de la volon­té des contrac­tants.

 En disant tout cela, n’avez‑vous pas le sen­ti­ment d’al­ler à contre-cou­rant ? Com­ment pensez‑vous être reçu ?

Très mal, parce que je suis per­sua­dé que notre culture contem­po­raine souffre d’un vice fon­da­men­tal : l’é­cla­te­ment de la notion même de véri­té, sup­pri­mée à la racine par le prag­ma­tisme.


Entre­tien recueilli par Ber­nard Dumont

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