Revue de réflexion politique et religieuse.

Ouver­ture d’esprit

Article publié le 21 Sep 1987 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Le 11 octobre 1962, Jean XXIII pro­non­çait le dis­cours ouvrant les tra­vaux de Vati­can Il. Par­mi les points abor­dés, il en est un qui a cer­tai­ne­ment engen­dré des consé­quences assez dif­fi­ciles à cal­cu­ler, mais d’une indis­cu­table ampleur. II s’a­git de l’en­cou­ra­ge­ment à pré­sen­ter la doc­trine chré­tienne d’une manière qui tienne compte des exi­gences de l’é­poque. Les pro­pos de Jean XXIII ont fait l’ob­jet d’une contro­verse, le texte offi­ciel latin du dis­cours com­por­tant une cen­sure par rap­port à l’o­ri­gi­nal ita­lien. Dans la mesure où Jean XXIII a cité cette der­nière ver­sion lors d’un dis­cours ulté­rieur, il appa­raît qu’elle cor­res­pon­dait à son inten­tion. Voi­ci ces textes : “II faut que, répon­dant au vif désir de tous ceux qui sont sin­cè­re­ment atta­chés à tout ce qui est chré­tien, catho­lique et apos­to­lique, cette doc­trine soit plus lar­ge­ment et hau­te­ment connue, que les âmes soient plus pro­fon­dé­ment impré­gnées d’elle, trans­for­mées par elle. II faut que cette doc­trine cer­taine et immuable, qui doit être res­pec­tée fidè­le­ment, soit appro­fon­die et pré­sen­tée de la façon qui répond aux exi­gences de notre époque”, dit le texte offi­ciel. “II faut qu’elle soit étu­diée et expo­sée sui­vant les méthodes de recherche et la pré­sen­ta­tion dont use la pen­sée moderne”, dit le texte ita­lien.

Quoi qu’il en soit du bien fon­dé de la contro­verse, un fait est cer­tain : cette par­tie du dis­cours de Jean XXIII a ouvert la voie à la plus for­mi­dable irrup­tion des cou­rants contem­po­rains dans la vie intel­lec­tuelle du monde catho­lique. Le plu­ra­lisme théo­lo­gique pré­exis­tait, il ne deman­dait qu’à se déve­lop­per au grand jour.

Un texte conci­liaire a réglé la ques­tion des études dans les uni­ver­si­tés catho­liques : la décla­ra­tion Gra­vis­si­mum edu­ca­tio­nis. On y trouve des orien­ta­tions qui vont dans la ligne du dis­cours de Jean XXIII, sur le fond et aus­si dans la forme, autre­ment dit un appel à un aggior­na­men­to tem­pé­ré, et quelques expres­sions que l’es­prit du Concile se hâte­ra de sol­li­ci­ter dans un sens libé­ral. Citons quelques pas­sages du texte. “Que chaque dis­ci­pline soit culti­vée selon ses prin­cipes, sa méthode propre et la liber­té propre à la recherche scien­ti­fique, de telle sorte qu’on appro­fon­disse chaque jour la com­pré­hen­sion des dif­fé­rentes dis­ci­plines et que, grâce à un exa­men plus atten­tif des ques­tions et recherches nou­velles que sou­lèvent les pro­grès de l’é­poque, on recon­naisse et on dis­cerne mieux, en mar­chant sur les traces de saint Tho­mas d’A­quin, com­ment la foi et la science tendent à une unique véri­té. Que de la sorte se réa­lise comme une pré­sence publique stable et uni­ver­selle de la pen­sée chré­tienne dans tout l’ef­fort intel­lec­tuel pour pro­mou­voir une culture supé­rieure…” (n. 10). Quant aux Facul­tés théo­lo­giques, le texte de la décla­ra­tion conci­liaire est plus laco­nique à leur sujet : “Qu’elles revoient oppor­tu­né­ment leurs lois propres, qu’elles déve­loppent inten­sé­ment les sciences sacrées et celles qui leur sont connexes, et qu’elles ne négligent pas les méthodes et les moyens les plus récents…” (n. 1 1).

Dans ces pas­sages, tout est ques­tion de pru­dence. Saint Tho­mas, par exemple, est cité. Mais que signi­fie pra­ti­que­ment “mar­cher sur ses traces” ? On parle de la liber­té de la recherche

com­ment et jus­qu’où ? Cha­cun sait de quelle manière on a répon­du depuis vingt ans à de telles inter­ro­ga­tions. Qu’a‑t‑on reti­ré, à ce jour, de la réorien­ta­tion vou­lue par Vati­can II ? On était en droit d’at­tendre une réelle liber­té intel­lec­tuelle, un ren­for­ce­ment de l’a­po­lo­gé­tique face au défi de la science athée, la redé­cou­verte de tré­sors cachés par de trop longues décen­nies de rou­tine doc­tri­nale, et, de façon plus géné­rale, un pro­grès qua­li­ta­tif, une “pré­sence publique et uni­ver­selle de la pen­sée chré­tienne”. Sans vou­loir éli­mi­ner péremp­toi­re­ment tous les efforts dépen­sés depuis le Concile, il faut recon­naître que l’ef­fet prin­ci­pal de l’ag­gior­na­men­to en ques­tion a plu­tôt repré­sen­té un écla­te­ment, et par­tant un appau­vris­se­ment, qu’un mer­veilleux enri­chis­se­ment. Si des pro­grès ont été consta­tés, ils le furent la plu­part du temps par des voies fort dia­lec­tiques et encore inache­vées, comme en témoigne la ques­tion du laï­cat par exemple. En revanche, que de confu­sions, de pré­ten­dues recherches sans suite, d’ef­forts dis­per­sés, et quel retour en force de l’hé­té­ro­doxie

Dans un livre‑témoignage inti­tu­lé La gene­ra­zione del Conci­lio (Ed. AVE, Rome 1986), le pro­fes­seur Mon­ti­cone, ancien pré­sident de l’Ac­tion catho­lique ita­lienne, explique très bien ce phé­no­mène. Pour la géné­ra­tion arri­vant à l’âge des études dans les années cin­quante, tout était “imper­méable”, dit‑il, les blocs poli­tiques comme la culture reli­gieuse. C’est pour cette géné­ra­tion que le Concile a repré­sen­té une révo­lu­tion, d’au­tant plus puis­sante qu’elle cal­quait ses effets sur la révo­lu­tion éco­no­mique et morale de la socié­té occi­den­tale, désor­mais ouverte à la “coexis­tence paci­fique”. Le Concile, affirme Mon­ti­cone, a pro­vo­qué la “révo­lu­tion de l’i­ma­gi­na­tion”, au moment même où le monde était en crise de nou­veau­té. “C’é­tait tout qu’il fal­lait inven­ter, parce que c’é­tait tout qui avait subi une révo­lu­tion coper­ni­cienne, et qui était trans­for­mé. De là, comme on le sait, la fureur à refaire le monde ‑ la réponse fut immé­diate, évi­dem­ment, parce qu’il exis­tait comme une attente vis­cé­rale, répri­mée ‑ :refaire le monde dans l’E­glise (les com­mu­nau­tés de base, les groupes, les nou­veau­tés), mais aus­si le monde civil”.

II ne res­tait plus qu’à mettre l’i­ma­gi­na­tion au pou­voir, pour reprendre un slo­gan de mai 1968. De l’im­per­méa­bi­li­té entre les blocs, et notam­ment entre la pen­sée chré­tienne et la pen­sée mon­daine, on est pas­sé à la plus grande des per­méa­bi­li­tés, mais à sens unique. Quelques‑uns parlent même ici de géné­ra­tion défro­quée (expres­sion ser­vant de titre au livre de F. Charles, post­fa­cé par D. Hervieu‑Léger, Cerf 1986). En fait d’en­gen­drer une nou­velle liber­té intel­lec­tuelle, le Concile a sur­tout contri­bué à dis­soudre l’u­ni­té de la pen­sée catho­lique. Le pas­sé était sans doute sclé­ro­sé, mais la dis­per­sion n’a pas été un regain de vigueur, bien au contraire.

Quant au cli­mat géné­ral dans lequel s’est dérou­lé cette trans­for­ma­tion, consciem­ment ou non, il a été celui d’une prise de pou­voir sui­vie d’une répres­sion des vain­cus. Le phé­no­mène res­semble en tous points au “ter­ro­risme intel­lec­tuel” si sou­vent pra­ti­qué au sein de l’in­tel­li­gent­sia fran­çaise, sur­tout depuis la fin de la seconde guerre mon­diale.

Les bou­le­ver­se­ments intro­duits de la sorte ont fini par cau­ser de réelles dif­fi­cul­tés de ges­tion. L’ir­rup­tion d’un plu­ra­lisme débri­dé a engen­dré un désordre plus ico­no­claste que créa­tif. Depuis plu­sieurs années une reprise en main s’est des­si­née ‑ osant plus ou moins dire son nom ‑, mais le résul­tat est là. Le niveau moyen des études ecclé­sias­tiques a consi­dé­ra­ble­ment bais­sé. Les facul­tés catho­liques éprouvent dans plu­sieurs cas une gêne très nette à renou­ve­ler leur per­son­nel ensei­gnant. La mon­tée de l’O­pus Dei, qui repré­sente un réser­voir humain très mili­tant, est sans doute symp­to­ma­tique. Les étu­diants ‑ en nombre plus réduit qu’il y a vingt ans ‑ n’ont plus une atti­tude contes­ta­taire comme par le pas­sé. Mais leurs lacunes risquent, sta­tis­ti­que­ment, d’a­voir atteint un point de non retour. Si le mot auto­des­truc­tion a une rai­son de s’ap­pli­quer, c’est mal­heu­reu­se­ment dans ce domaine.

La ques­tion qui se pose est donc de savoir ce qu’il fau­drait faire pour remon­ter la pente.

Les obs­tacles à abattre

Le mou­ve­ment actuel ‑ recen­trage, ou nou­velle ligne, comme on vou­dra ‑ consti­tue un ensemble com­plexe, dont l’une des par­ties touche au pré­sent sujet. Or, ce mou­ve­ment est à lui tout seul, par ses ambi­guï­tés, une dif­fi­cul­té, à terme, pour une renais­sance intel­lec­tuelle catho­lique. Cette appré­cia­tion pour­rait paraître abrupte à plu­sieurs, mais voi­ci à notre sens les rai­sons qui la fondent.

Tout se passe, dans le cours nou­veau, comme si l’on avait conscience de devoir reve­nir sur un cer­tain nombre d’o­rien­ta­tions conci­liaires consi­dé­rées comme intem­pes­tives, inop­por­tunes, voire mal fon­dées en doc­trine, mais sans avoir jamais à le dire. Cha­cun se sou­vient à cet égard de la manière dont Josef Rat­zin­ger désigne ce que jusque‑là tout le monde appe­lait l’es­prit du Concile. II pré­fère par­ler de l’anti‑esprit (Umgeist) du Concile. Pour­quoi donc ? Pour pré­ser­ver Vati­can II. Mais cha­cun peut éga­le­ment consta­ter que sur des points clés du même Concile, Josef Rat­zin­ger fait machine arrière. Dans le même ordre d’i­dées, le pré­fet de la Congré­ga­tion de la Foi a déve­lop­pé, en diverses cir­cons­tances, et notam­ment dans son Entre­tien, une expli­ca­tion his­to­rique de la crise post‑conciliaire met­tant en cause la men­ta­li­té bour­geoise et néo‑bourgeoise, et en situant l’é­mer­gence de celle‑ci après la tenue du Concile, contre toute évi­dence his­to­rique. Cela ne l’empêche pas, dans la pra­tique, de condam­ner l’op­ti­misme à l’é­gard du monde, opti­misme carac­té­ris­tique des textes conci­liaires eux‑mêmes, par­ti­cu­liè­re­ment Gau­dium et spes ou Digni­ta­tis huma­nae, ou encore quelques impor­tants dis­cours et mes­sages de clô­ture. De telles dis­so­cia­tions n’ont pas de fon­de­ment objec­tif, et ne servent qu’à pré­ser­ver le mythe du Concile, dont tous les textes seraient par­faits, sous tous rap­ports et dans cha­cune de leurs par­ties.

Or, cette posi­tion est pleine de dan­gers et ne favo­rise pas la mise en lumière des causes réelles de la crise, et, en consé­quence, les solu­tions à lui appor­ter. Le prin­ci­pal effet d’une telle atti­tude est de plon­ger ses auteurs dans la contra­dic­tion, avec les consé­quences pénibles qui en résultent pour eux, et la pro­lon­ga­tion inutile des dif­fi­cul­tés que l’on cherche pour­tant à résoudre. Les contra­dic­tions, il y en a, et ceux qui sont visés par le recen­trage ne se privent pas de les sou­li­gner. C’est ain­si que très récem­ment, l’exé­gète espa­gnol José Gonzá­lez Ruiz vient de publier une lettre ouverte au car­di­nal Rat­zin­ger (Adis­ta, 21 jan­vier 1987) dans laquelle il a com­pi­lé avec soin l’en­semble des posi­tions “révo­lu­tion­naires” anté­rieu­re­ment tenues par l’an­cien col­la­bo­ra­teur de Conci­lium. II s’a­git d’un véri­table syl­la­bus des pro­po­si­tions avan­cées en 1969 par le théo­lo­gien Josef Rat­zin­ger dans Le nou­veau peuple de Dieu (Aubier, 1971), et qui vau­draient aujourd’­hui à celui‑ci les foudres de la Congré­ga­tion de la Foi, à pro­pos de toutes les posi­tions fon­da­men­tales de l’es­prit du Concile. La lettre s’a­chève par onze ques­tions posées “en toute humi­li­té et res­pect afin de dis­si­per la non négli­geable per­plexi­té dans laquelle place la posi­tion double” de J. Rat­zin­ger.

La ten­ta­tive n’est pas nou­velle, mais elle révèle à quel point non seule­ment l’an­cien théo­lo­gien de l’aile avan­cée du Concile a évo­lué, mais aus­si le fait qu’une telle évo­lu­tion ne s’est pas expri­mée par un repen­tir, mais s’est limi­tée à un chan­ge­ment pra­tique d’o­rien­ta­tion. C’est la prin­ci­pale rai­son pour laquelle l’ac­cu­sa­tion de res­tau­ra­tion, ou mieux, de réac­tion ; semble réel­le­ment fon­dée, du moins dans le sens poli­tique qu’il est conve­nu d’ac­cor­der à ce terme.

Une ques­tion vient spon­ta­né­ment à l’es­prit. Pour­quoi donc Josef Rat­zin­ger n’aurait‑il pas la liber­té de se repen­tir, de recon­naître, et d’autres avec lui, que cer­taines orien­ta­tions adop­tées il y a plus de vingt ans étaient erro­nées ? Ecar­tons l’hy­po­thèse peu flat­teuse et sans doute hors de pro­pos du refus de l’hu­mi­lia­tion per­son­nelle, ou de la crainte de mal paraître devant cer­tains milieux. Il reste le plus vrai­sem­blable : la remise en cause expli­cite de posi­tions tenues au nom du Concile condui­rait à remettre aus­si en ques­tion la source de ces posi­tions, autre­ment dit quelques textes bien déter­mi­nés du Concile lui‑même. Certes, il y a là une dif­fi­cul­té, mais faut‑il la consi­dé­rer comme insur­mon­table par elle‑même et défi­ni­ti­ve­ment hors sujet ? Répondre affir­ma­ti­ve­ment serait s’en­fer­mer déli­bé­ré­ment dans un cercle vicieux.

La véri­table ouver­ture est donc pré­ci­sé­ment à ce point ini­tial : la renais­sance intel­lec­tuelle catho­lique ne se fera que dans la véri­té, et non dans la demi‑vérité.

Fac­teurs aggra­vants

II faut sou­li­gner que, pour être une condi­tion néces­saire, cette dis­po­si­tion d’es­prit n’est pas suf­fi­sante. D’autres obs­tacles sur­gissent, tenant aux sur­vi­vances de la période anté­rieure, au pre­mier rang des­quelles le cli­mat de ten­sion idéo­lo­gique. On l’a rap­pe­lé plus haut, le ter­ro­risme intel­lec­tuel a carac­té­ri­sé l’a­près-Concile. Le petit exemple sui­vant suf­fi­ra à mon­trer qu’il n’en est pas encore ain­si. Les pro­pos sont ceux du direc­teur des Etudes, le P. Vala­dier s.j., qui com­mente à sa manière le retour actuel, amor­cé par des auteurs modé­rés, à une pré­sen­ta­tion clas­sique de la morale tra­di­tion­nelle de l’E­glise. “Un tho­misme imper­tur­bable enve­lop­pant une théo­lo­gie biblique cap­tive (il faut bien faire droit au Concile) consti­tue le cadre de cette contri­bu­tion mas­sive. Elle donne une bonne idée de l’é­tat de détresse intel­lec­tuelle des “ res­tau­ra­teurs ” dans l’E­glise actuelle ; à ce titre, elle mérite atten­tion, y com­pris dans ce qu’on trouve de plus fos­si­li­sé (C. Caf­fa­ra sur le Magis­tère et la morale) ou de plus péremp­toire (Ph. Del­haye). Rien de créa­teur ne peut naître de ces orien­ta­tions” (Etudes, avril 1986).

Aus­si long­temps que des pro­pos aus­si veni­meux seront tenus, il est vain d’at­tendre un che­mi­ne­ment pai­sible de la lumière. L’ex­clu­sion demeure encore la règle domi­nante. Elle est d’ailleurs

ren­for­cée par l’in­cul­ture, ou par­fois la sot­tise, qui, réunies à l’emprisonnement dans les caté­go­ries de l’i­déo­lo­gie, débouchent inévi­ta­ble­ment sur l’in­com­mu­ni­ca­bi­li­té. C’est la pire des situa­tions, puisque chaque camp vit alors dans la crainte d’être détruit par l’autre. II n’y a pas que le lefeb­vrisme qui sombre dans ce tra­vers. On ren­contre de durs petits esprits au‑delà de ses fron­tières, par­tout où les pré­ven­tions contre les per­sonnes, le res­pect immo­dé­ré pour les gran­deurs éta­blies ou le sou­ci de conser­ver la tran­quilli­té per­son­nelle prennent le des­sus sur la dis­cus­sion ouverte et cen­trée sur un objet défi­ni. Le mot d’ordre de sainte Thé­rèse de l’Enfant‑Jésus gagne­rait, pour l’in­té­rêt de tous dans l’E­glise, à tou­jours être res­pec­té : “ Je n’ai jamais cher­ché que la véri­té ”.

Est‑il rai­son­nable d’es­pé­rer que l’on sorte un jour des situa­tions blo­quées ? La per­sis­tance d’un double dis­cours et de la langue de bois si outran­ciè­re­ment pré­sente au der­nier synode extra­or­di­naire pour­rait en faire dou­ter. II nous semble pour­tant per­mis de voir les choses évo­luer peu à peu. Deux rai­sons conju­guées contri­buent comme méca­ni­que­ment à cette trans­for­ma­tion. La pre­mière est le chan­ge­ment des rap­ports de force, qui place en mino­ri­té rela­tive les anciens tenants de l’ordre nou­veau issu du Concile. La posi­tion médiane de la direc­tion actuelle étant inte­nable, il fau­dra bien en venir à un débat public sur les ques­tions de fond, dans des condi­tions d’ou­ver­ture ren­dues néces­saires par la pres­sion même de la gauche conci­liaire : com­ment rabais­ser la menace du ter­ro­risme idéo­lo­gique sinon en sor­tant de l’i­déo­lo­gie ? Les rap­ports humains s’en trou­ve­ront modi­fiés, il rede­vien­dra pos­sible de se par­ler et de pen­ser d’a­bord au fond des choses plu­tôt qu’aux éti­quettes. Nous n’en sommes pas encore là, mais inexo­ra­ble­ment nous y allons.

La seconde rai­son tient à la doc­trine elle‑même. Les dif­fi­cul­tés nées à l’oc­ca­sion du Concile sont, qu’on le veuille ou non, d’ordre dog­ma­tique ; d’ailleurs, que pour­rait être d’autre l’œuvre d’un Concile, même convo­qué pour des motifs pas­to­raux ? Ici encore, par nature, ce qui est doc­tri­nal appelle le débat rigou­reux, l’ar­gu­men­ta­tion, la dis­pu­ta­tio, au sens sco­las­tique du terme. Et ce débat, par défi­ni­tion, ne sau­rait se situer qu’à l’in­té­rieur de l’E­glise, ce qui implique ipso fac­to qu’il prenne pour norme le magis­tère et le patri­moine intel­lec­tuel propre de l’E­glise.

Ajou­tons qu’en un sens, la crise cultu­relle du cler­gé et des intel­lec­tuels catho­liques ‑ crise rela­tive, mais incon­tes­table s’ac­com­pagne d’heu­reux effets. Les pas­sions liées aux enga­ge­ments idéo­lo­giques anté­rieurs, for­te­ment appuyés sur un édi­fice théo­rique, s’é­moussent. La presse reli­gieuse actuelle en est le reflet. Elle est moins mili­tante, et sou­vent très timide dans ses ana­lyses de l’é­vé­ne­ment. L’a­gi­ta­tion des médias est donc moins à craindre que dans le pas­sé, ce qui devrait aider à pro­gres­ser dans la voie d’une cer­taine séré­ni­té.

Enfin, le rem­pla­ce­ment des géné­ra­tions voit l’heu­reux effa­ce­ment des chefs de file de tous bords, eux aus­si trop sou­vent endur­cis et dure­ment mar­qués par les embri­ga­de­ments idéo­lo­giques.

C’est dans l’at­tente de cette pro­gres­sive trans­for­ma­tion des don­nées que le canon de saint Vincent de Lérins prend une signi­fi­ca­tion toute par­ti­cu­lière : “II faut que croissent et pro­gressent avec grande force (vehe­men­ter) l’in­tel­li­gence, la connais­sance, la sagesse de cha­cun des chré­tiens, et de tous, celle de l’in­di­vi­du comme celle de l’E­glise entière, au cours des siècles et des géné­ra­tions pour­vu qu’elles croissent selon leur genre propre, c’est‑à‑dire dans le même sens, selon le même dogme et la même pen­sée” (Com­mo­ni­to­rium XXVIII).

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