Revue de réflexion politique et religieuse.

L’œcuménisme à la dérive

Article publié le 21 Sep 1987 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Un docu­ment de pre­mière impor­tance a été publié par le Comi­té mixte catholique‑protestant en France, inti­tu­lé : Consen­sus œcuménique et dif­fé­rence fon­da­men­tale (La Docu­men­ta­tion catho­lique, 4 jan­vier 1987, pp. 4D‑44). II ne parait pour­tant pas avoir sus­ci­té un inté­rêt pro­por­tion­né à son conte­nu. II est vrai que le mou­ve­ment œcu­mé­nique s’es­souffle. Ses mani­fes­ta­tions n’at­tirent plus qu’une atten­tion assez désa­bu­sée, mal­gré les pro­fes­sions de foi très volon­ta­ristes de ses fer­vents par­ti­sans.

Ce docu­ment a l’a­van­tage de par­ler clair. II se donne comme le fruit de deux années de tra­vail entre sept théo­lo­giens pro­tes­tants et sept théo­lo­giens catho­liques, les uns et les autres offi­ciel­le­ment man­da­tés par leurs auto­ri­tés res­pec­tives. Grâce à ce labeur, expli­quant ses auteurs, les “faux pro­blèmes” ont été écar­tés, le voca­bu­laire a été pré­ci­sé et, dans le domaine consi­dé­ré ‑ celui de l’ec­clé­sio­lo­gie ‑, la “diver­gence sépa­ra­trice” est désor­mais bien net­te­ment iden­ti­fiée. II est sur­pre­nant que vingt ans de dia­logue œcu­mé­nique aient été néces­saires pour par­ve­nir à un tel résul­tat, mais on ne peut que se réjouir de cette ‑cla­ri­fi­ca­tion.

“Nous diver­geons sur lie serfs que nous don­nons au terme Eglise”, constatent avec une can­deur désar­mante ces théo­lo­giens catho­liques et pro­tes­tants (n. 21. Tout l’in­té­rêt de leur contri­bu­tion réside dans le fait qu’ils pré­cisent en termes théo­lo­giques rigou­reux cette consta­ta­tion. Le fond de 1a diver­gence est dans “la com­pré­hen­sion de l’ins­tru­men­ta­li­té” (titre IV).

Elle ne porte pas, expliquent‑ils, sur le fait que l’E­glise est un ins­tru­ment du salut, puisque même dans les com­mu­nau­tés pro­tes­tantes on consi­dère que la pré­di­ca­tion et les céré­mo­nies du culte sont néces­saires, mais sur “la nature de cette ins­tru­men­ta­li­té” (n. 1 1).

Le docu­ment décrit d’a­bord la doc­trine catho­lique au sujet de cette notion dans la théo­lo­gie des sacre­ments. “L’ins­tru­ment ‑ ou l’ou­til ‑ exerce, en effet, une cau­sa­li­té subor­don­née à celui qui le manie selon une inten­tion pré­cise. Infor­mé par l’i­dée qui pré­side à sa mise en oeuvre, il devient alors capable d’ac­com­plir ce qui le dépasse abso­lu­ment selon sa nature propre. II exerce ain­si une “ cau­sa­li­té ins­tru­men­tale ” qui s’ins­crit dans la dyna­mique conti­nue de toute une hié­rar­chie de causes. (…) Saint Tho­mas disait ain­si que l’hu­ma­ni­té du Christ est un “ ins­tru­ment conjoint ” à la divi­ni­té, qui per­met à celle‑ci d’ac­com­plir notre salut par un acte authen­ti­que­ment humain. De même les sacre­ments sont dans leur ordre propre ‑ et donc seconds par rap­port à l’hu­ma­ni­té du Christ ‑ des “ ins­tru­ments sépa­rés ” qui per­mettent aux gestes humains de Jésus d’être visi­ble­ment posés à tra­vers l’es­pace et le temps”(n. 12).

II faut noter que cette doc­trine a pré­ci­sé­ment été déve­lop­pée par le magis­tère pour s’op­po­ser aux thèses pro­tes­tantes. C’est pour cou­per court à leurs argu­ments que le concile de Trente avait affir­mé la réelle cau­sa­li­té ins­tru­men­tale des sacre­ments à l’é­gard de la grâce. II avait notam­ment consa­cré, dans sa sep­tième ses­sion, la ter­mi­no­lo­gie clas­sique, en défi­nis­sant que les sacre­ments confèrent la grâce ex opere ope­ra­to, c’est‑à‑dire par l’ac­com­plis­se­ment du rite sacra­men­tel lui‑même (Dz. 851).

Le docu­ment du Comi­té catholique‑protestant traite ensuite de l’ins­tru­men­ta­li­té de l’E­glise. “L’E­glise devient donc sujet de l’a­gir sau­veur de Dieu en Jésu­sChrist, non pas au sens où elle ajou­te­rait une cau­sa­li­té du même type que celle du Christ, ni au sens où elle inter­vien­drait à côté de l’ac­tion divine, mais en tant qu’elle s’ins­crit dans le mou­ve­ment de cau­sa­li­té qui va de Dieu vers nous et que sa cau­sa­li­té ins­tru­men­tale est infor­mée par la cau­sa­li­té prin­ci­pale de Dieu dans le Christ” (n. 12).

Rap­pe­lons, qu’en effet, le concile de Flo­rence et le concile de Trente avaient pré­ci­sé que l’in­ten­tion du ministre d’un sacre­ment, c’est-à-dire l’acte de la volon­té qui lui fait poser un rite sacra­men­tel, est “l’in­ten­tion de faire ce que fait l’E­glise” Dz. 695, 854).

Le docu­ment est alors obli­gé de consta­ter le refus de cette doc­trine fon­da­men­tale par les pro­tes­tants. “Toute com­pré­hen­sion de l’E­glise comme pro­lon­ge­ment du Christ, toute notion de média­tion minis­té­rielle dont dépen­drait la pré­sence du Christ sont com­prises comme atteintes à la seule sou­ve­rai­ne­té de Dieu. Pour cette rai­son, les Eglises issues de la Réforme demeurent cri­tiques vis‑à‑vis de cer­taines pra­tiques de l’E­glise catho­lique romaine (carac­tère sacri­fi­ciel de la messe, eucha­ris­tie dont les fruits béné­fi­cient à des défunts, com­pré­hen­sion du minis­tère comme par­ti­ci­pa­tion au sacer­doce du Christ. (…) L’ac­tion propre de l’E­glise est fon­da­men­ta­le­ment pas­sive. (…) La jus­ti­fi­ca­tion par la foi seule vaut de toute l’E­glise comme elle vaut de chaque chré­tien” (n. 13).

On ne peut que sou­li­gner la jus­tesse de cet expo­sé. L’an­ta­go­nisme fon­cier des deux ecclé­sio­lo­gies est fort bien mis en évi­dence. C’est, tout spé­cia­le­ment sur la doc­trine de l’E­glise et des sacre­ments que l’op­po­si­tion est irré­duc­tible, et qu’elle se fonde, en ce qui concerne la doc­trine catho­lique, sur le dogme irré­for­mable. Iro­nie de la Pro­vi­dence : plus les oecu­mé­nistes dia­loguent entre eux et plus ils pré­cisent la consta­ta­tion qu’ils parlent des langues dif­fé­rentes.

La conclu­sion du docu­ment catholique‑protestant parait tout à fait pla­quée et en contra­dic­tion avec ce qui pré­cède. Elle pour­rait se résu­mer par la for­mule : œcu­mé­nisme quand même ! “. Ce que nous avons à faire, les uns et les autres, c’est de cher­cher à réduire ou à dépas­ser ce qui demeure encore aujourd’­hui comme dif­fé­rence sépa­ra­trice, afin de le trans­for­mer en une dif­fé­rence com­pa­tible avec l’u­ni­té. Cela se fera sur une inté­gra­tion de nos visées res­pec­tives dans une com­pré­hen­sion plus large, plus totale de la don­née du mys­tère” (n. 17).

Une telle affir­ma­tion est une acro­ba­tie ver­bale. Si la “diver­gence sépa­ra­trice” porte, nous dit‑on à juste titre, sur le fait que l’E­glise est ou n’est pas le pro­lon­ge­ment du Christ, on ne voit pas com­ment elle pour­rait deve­nir une “dif­fé­rence com­pa­tible avec l’u­ni­té”. En défi­ni­tive, il reste à s’in­ter­ro­ger sur la signi­fi­ca­tion que le pro­jet œcu­mé­nique donne de lui‑même. Il semble d’ailleurs qu’au sein même du mou­ve­ment œcu­mé­nique, on ne soit pas d’ac­cord sur la défi­ni­tion de son objec­tif. Cer­tains pensent ‑ et même écrivent ‑ qu’il doit arri­ver au dépas­se­ment des for­mules dog­ma­tiques. D’autres se contentent de rêver iré­ni­que­ment qu’il per­met­tra d’ob­te­nir la conver­sion ‑ sans le mot ‑ des frères sépa­rés, par on ne sait trop quel “appro­fon­dis­se­ment” de leur foi. Si ces der­niers ont rai­son, l’œcuménisme se rédui­rait à des vœux pieux, de fait assez hypo­crites, puisque l’on sait par­faite ment que les oppo­si­tions doc­tri­nales, une fois dûment consta­tées, ne pour­ront être sur­mon­tées que par un offi­ciel retour au ber­cail. En tout cas ni les uns ni les autres ne semblent dis­po­sés à pré­ci­ser avec rigueur le but qu’ils assignent à cette entre­prise.

Le P. Daniel Ols o.p., fai­sant dans la revue Angé­li­cum la cri­tique du livre Diver­si­tés et com­mu­nion du P. Congar, dans la revue Ange­li­cum (1983, fasc. 1), écri­vait : “II nous appa­raît que la sai­son qui s’ouvre pour l’œcuménisme doit être celle de la rigueur : rigueur qui implique une défi­ni­tion pré­cise des termes en dis­cus­sion, rigueur qui com­porte aus­si la mise au clair et la cri­tique des fon­de­ments phi­lo­so­phiques plus ou moins impli­cites des diverses posi­tions”. Les “réflexions et pro­po­si­tions du Comi­té mixte catholique‑protestant” vont dans ce sens, comme si le P. Ols avait été enten­du. Mais appa­rem­ment la cla­ri­fi­ca­tion intel­lec­tuelle ne suf­fit pas. Même après avoir mis en évi­dence très net­te­ment la “dif­fé­rence sépa­ra­trice”, la machine œcu­mé­nique conti­nue de tour­ner, de tour­ner à vide, mais de tour­ner quand même.

C’est que l’œcuménisme est deve­nu une véri­table admi­nis­tra­tion dotée d’or­ganes, de conseils, et de comi­tés mixtes, avec leurs ren­contres pro­gram­mées, leurs échanges offi­ciels et leurs décla­ra­tions com­munes. Toutes ces struc­tures doivent jus­ti­fier leur exis­tence par leur acti­vi­té. Et celle‑ci retarde indé­fi­ni­ment la pos­si­bi­li­té d’un néces­saire exa­men de conscience. Le moment approche pour­tant où l’on ne pour­ra plus évi­ter de faire le bilan d’un immense gâchis dans le domaine mis­sion­naire et pas­to­ral.

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